Depuis les événements dramatiques de Ceuta et Melilla en octobre dernier, les flux migratoires des candidats sub-sahariens à l’émigration se sont rapidement modifiés. Finies les traversées du désert vers le Nord qui faisaient des bourgades de Tamanrasset (Algérie) ou d’Agadès (Niger) des bases de départ très vivantes. Déjà, depuis quelques années, une route alternative était exploitée depuis le Sahara Occidental. Tapi dans les dunes côtières, on y attendait une accalmie de l’océan et, en deux jours avec un peu de chance, on pouvait rallier les Canaries… c’est-à-dire l’Espagne, c’est-à-dire l’Europe ! A Dakar, on se souvient encore du cas de cette femme nigériane, enceinte et presque à terme qui, malmenée par la traversée et l’accostage un peu brutal, avait donné naissance, sur la plage même, à un petit bébé « espagnol ». Droit du sol et regroupement familial aidant, toute la famille avait atteint son but.
Depuis, les choses ont bien changé. Le Maroc s’est barricadé et c’est Nouadhibou, le port septentrional de la Mauritanie qui a pris le relais, envahi par une multitude de candidats au voyage, venus surtout des pays du Sahel mais aussi de beaucoup plus loin. Plus question comme autrefois de se cacher nuitamment dans des cargos à destination de l’Europe au risque d’être débusqué au petit matin par les grenades lacrymogènes de la police. C’est le règne de la pirogue qui s’ouvre. Deux moteurs hors-bord, un ou deux GPS, et jusqu’à cinquante passagers qui embarquent à la barbe de la police. Désormais il faut au moins cinq jours de navigation périlleuse, en remontant d’abord vers le Nord, pas trop loin de la côte pour se cacher des bateaux garde-côtes espagnols et pas trop près pour échapper à la police marocaine. Quelques escales nocturnes avant la grande traversée. Beaucoup d’embarcations disparaissent alors : coques pourries, moteurs défaillants, GPS emportés par les lames, pilotes peu fiables...il suffit d’un bon coup de vent. Tout le monde a lu les récits dramatiques des rescapés … aussitôt internés et qui seront rapatriés si on arrive à découvrir leur pays d’origine.
Après quelques semaines, nouveau changement. L’Espagne apporte son soutien logistique à la Mauritanie pour freiner sinon empêcher les départs. La surveillance renforcée boucle le secteur. Aussitôt le mouvement se déplace vers le Sud. A St-Louis, au Nord du Sénégal, deux patrons-pêcheurs reconvertis dans ce trafic (« il n’y a plus de poisson ») sont condamnés à de lourdes peines de prison. Désormais c’est même à Dakar que l’on embarque. Le voyage est donc de plus en plus long, de plus en plus risqué … et coûteux. On parle de plus de trois cents mille Francs cfa (450 Euros environ) par tête, soit le prix d’un billet d’avion pour l’Europe. Actuellement la saison est favorable, la mer est calme, peu de tempêtes sont à prévoir, c’est la ruée. Le week-end des 6 et 7 mai derniers, ce sont quatre cents personnes qui ont débarqué aux Canaries où la police et la Croix-Rouge sont débordées. Autre facteur aggravant : l’information se répand que la législation espagnole interdit le refoulement des mineurs. Donc les émigrants sont de plus en plus jeunes, on parle de deux frères du Mali de 13 et 14 ans envoyés par leur famille et qui sont bien arrivés, Dieu merci. Ils téléphonent à leur famille tous les quinze jours ! Dans la banlieue de Dakar les nouvelles circulent, les recruteurs s’agitent, la police est sur les dents.
L’avenir ? On peut penser que, sans trop le dire, l’Europe assiégée va multiplier les pressions et les soutiens pour que les gouvernements africains ralentissent ou si possible tarissent les flux en amont. Contrôles draconiens aux frontières, rapatriements forcés de ressortissants des pays voisins, est-ce que la « liberté de mouvement des personnes et des biens », tant proclamée par la CDEAO (Communauté des Etats de l’Afrique de l’Ouest), étape importante de la marche vers l’unité rêvée du continent, sera la première victime de cet effort ? Et le verrouillage de l’Afrique s’étendrait ainsi maille après maille ? Comment l’accepter ? Et n’est-ce pas illusoire de croire qu’on pourra ainsi endiguer un tel mouvement, nourri d’une telle désespérance ?
Le Point d’Accueil des Réfugiés et Immigrés (P.A.R.I.) de la Caritas de Dakar n’avait jamais eu jusqu’à ce jour à s’occuper de ressortissants sénégalais. Mais voilà qu’apparaît une nouvelle catégorie de demandeurs d’aide : les « refoulés ». Rescapés du Maroc ou de Mauritanie, parfois débarqués de charters européens, ils se retrouvent à Dakar, désemparés. Pour tenter l’aventure, ils ont dû emprunter ou ont été financés par leur famille ou leur village, ils étaient porteurs des espoirs de tout un groupe. Ils ont échoué, ils ont tout perdu, la honte les écrase. Pas question de retourner au village, il faudrait faire face aux créanciers, comment rembourser ? Et affronter le regard de l’autre sur leur échec. Les voilà réfugiés, dans leur propre pays, sans ressource et sans famille. Avec au cœur un insatiable désir de revanche sur le destin. Ils feront tout pour essayer encore de franchir ces barrières de plus en plus hautes.