La Croix : Frère Roger s’est-il formellement converti au catholicisme, comme vient de l’affirmer l’historien Yves Chiron ?
Frère Aloïs : Non, Frère Roger ne s’est jamais « converti » formellement au catholicisme. S’il l’avait fait, il l’aurait dit, car il n’a jamais rien caché de son cheminement. Tout au long de ses livres, écrits souvent sous forme d’un journal, il a expliqué au fur et à mesure ce qu’il découvrait et ce qu’il vivait.
Que s’est-il exactement passé en 1972 dans la chapelle de l’évêché d’Autun ?
En 1972, l’évêque d’Autun de l’époque, Mgr Armand Le Bourgeois, lui a donné la communion pour la première fois tout simplement, sans lui demander d’autre profession de foi que le Credo récité lors de l’eucharistie, et qui est commun à tous les chrétiens. Plusieurs témoins étaient présents, trois de mes frères, un couple ami, ils peuvent l’attester.
Pourquoi à ce moment-là ?
Cette date avait été choisie parce que Frère Roger s’apprêtait à recevoir l’engagement à vie du premier frère catholique de la communauté et il était impensable de ne pas communier à la même table eucharistique. Quelques mois plus tard, Mgr Le Bourgeois est venu à Taizé et, de la même manière, il a donné la communion à tous les frères de la communauté.
Frère Roger a-t-il témoigné lui-même et explicitement de cette évolution ?
Il a compris très tôt dans sa vie que, pour transmettre l’Évangile aux jeunes, une réconciliation des chrétiens était essentielle. Après Jean XXIII et le concile Vatican II, il a considéré que le temps de la réconciliation était venu. Il a souvent raconté que, lors de sa dernière rencontre avec Jean XXIII, en 1963, il avait tenu à entendre du pape un testament spirituel et l’avait interrogé sur la place de Taizé dans l’Église. Jean XXIII avait répondu, faisant de ses mains des gestes circulaires : « L’Église catholique est faite de cercles concentriques toujours plus grands, toujours plus grands. » Le pape n’a pas précisé dans quel cercle il voyait Taizé mais Frère Roger a compris que le pape voulait lui dire : vous êtes déjà à l’intérieur, continuez simplement sur ce chemin. Et c’est ce qu’il a fait.
Vous l’avez côtoyé pendant de longues années, il vous avait même désigné comme successeur, quel était au fond l’enjeu de ce cheminement pour Frère Roger ?
Son cheminement l’amenait à découvrir toujours plus et à mettre en lumière la plénitude de la tradition de l’Église. Il n’était pas intéressé par une solution individuelle de réconciliation mais, à travers de longs tâtonnements, il a cherché quelle voie pourrait être accessible à d’autres. D’origine protestante, il a accompli une démarche qui n’a pas de précédent depuis la Réforme. En 1980, lors d’une rencontre européenne de jeunes à Rome, il l’a exprimée publiquement en ces termes dans la basilique Saint-Pierre, en présence du pape Jean-Paul II : « J’ai trouvé ma propre identité de chrétien en réconciliant en moi-même la foi de mes origines avec le mystère de la foi catholique, sans rupture de communion avec quiconque. » Recevant un jour une délégation orthodoxe, Jean-Paul II parlera plus tard de la communion qui n’est « ni une absorption, ni une fusion, mais une rencontre dans la vérité et dans l’amour ».
Pourquoi tant de discrétion autour de ce qu’il voulait être un témoignage ?
Comme cette démarche était progressive et tout à fait nouvelle, elle était difficile à exprimer et à comprendre. Il était facile de mal l’interpréter. C’est ainsi que parler à ce propos de « conversion », c’est ne pas comprendre l’originalité de ce que Frère Roger a recherché. Le mot « conversion » est chargé d’histoire, la « conversion » implique une rupture avec ses origines. Frère Roger a accepté que, pour certains, une conversion individuelle puisse être un chemin, mais, pour lui-même et pour notre communauté, il préférait parler de « communion ». Pour lui, entrer progressivement dans une pleine communion avec l’Église catholique s’est concrétisé sur deux points qu’il n’a jamais gardés secrets : recevoir l’eucharistie et reconnaître la nécessité d’un ministère d’unité exercé par l’évêque de Rome.
Fût-ce au prix d’être encore incompris ?
La démarche de Frère Roger n’a pas été comprise par tous, mais elle a été accueillie par beaucoup, par le pape Jean-Paul II, par des évêques et des théologiens catholiques qui sont venus célébrer l’eucharistie à Taizé, et aussi par des responsables d’Églises protestants et orthodoxes avec lesquels Frère Roger a patiemment construit une confiance au long des années.
Recueilli par Jean-Marie GUENOIS