Nous savons que, dans l’épreuve, tel verset de psaume ou d’Évangile peut être comme une bouée à laquelle nous accrocher. Et il se peut que plus les mots que nous employons sont simples et directs, plus ils nous aident. L’un dira : « Le Seigneur est ma lumière et mon salut, de qui aurais-je crainte ? » Un autre se rappellera la parole de Jésus lors de la tempête sur le lac : « C’est moi, n’ayez pas peur. » Chacun a peut-être un texte en tête qui l’a aidé à tenir à un certain moment de sa vie.
Depuis quelques mois, il y a une phrase de frère Roger qui me revient souvent à l’esprit. « Le meilleur en nous se construit à travers une confiance toute simple ». On sait que frère Roger, dont nous fêtions l’anniversaire de naissance hier, excellait à éviter les injonctions en « il faut ». Il savait que ces « il faut » peuvent créer un blocage. Alors ne lui faisons pas dire : « il faut faire confiance ». Mais plutôt, en ce temps d’épreuve, comprenons qu’il nous invite à être attentif à ce qui est donné, à une voie qui est ouverte et sur laquelle nous pouvons nous engager, à une manière d’être qui agrandit le possible.
« Le meilleur en nous se construit à travers une confiance toute simple ». C’est une des pensées les plus exigeantes, mais aussi les plus libératrices de notre frère Roger. On peut se demander quel chemin frère Roger a parcouru pour arriver à une expression aussi simple de sa foi. On arrive sans doute à une telle simplicité seulement après un long parcours, qui ne compte peut-être pas que des victoires. Frère Roger ne craignait pas de faire état des échecs qu’il a connus. Oui, parfois la vie vous jette à terre, et pendant un temps le découragement prend le dessus. Mais frère Roger savait aussi qu’il est possible de se relever.
« Le meilleur en nous se construit à travers une confiance toute simple. » Il me semble que ces quelques mots recèlent des vérités profondes. Je cherche quelques synonymes à « meilleur » pour mieux saisir la force de ce qui est proposé et pour mieux comprendre les enjeux. Je trouve : « le plus précieux », « le plus important », « le plus essentiel », « le plus riche de sens », « le plus désirable », « le plus vrai », ou encore « ce qui ne déçoit pas », ce qui est fiable, qui se prête justement à la construction.
Pour mieux comprendre la réalité dont il s’agit, il est peut-être utile de penser à son contraire : que se passe-t-il quand nous construisons sur la peur, la peur de l’échec par exemple ? Les conséquences sont patentes non seulement dans la vie des personnes, mais aussi dans celles de nos sociétés et même de l’Église. Saint François de Sales a écrit dans une lettre que la peur « est un plus grand mal que le mal ». Elle est un mal car elle étouffe toute initiative, tout projet, toute prise de risque. Elle étouffe la vie.
Parmi les vérités profondes que recèle cette phrase de notre frère Roger, je trouve les deux idées suivantes. La première, je la formule ainsi : on n’arrive pas à ce « meilleur » par la force du poignet. La deuxième : dans mon lâcher prise, il se passe quelque chose d’important dont je ne suis pas et dont je ne serai jamais maître. Et c’est justement pour cela que c’est important.
Il existe d’autres réactions possibles face à l’épreuve, et face à tout ce qui nous contrarie. On peut se crisper, on peut laisser se déployer notre agressivité. L’agressivité est une force qui surgit face à un obstacle qu’on voudrait à tout prix surmonter, dépasser ou même anéantir.
Que nous apprend la confiance ? On sait que dans la vie de frère Roger la confiance est liée au consentement. Ce mot appréhendé dans sa jeunesse, qui l’avait d’une certaine manière libéré. Il n’aurait pas accepté, je crois, qu’on confonde consentement avec résignation.
J’ai découvert avec un certain étonnement qu’il en allait de même chez un ami de frère Roger, le philosophe Paul Ricoeur qui écrivait : « Consentir n’est point capituler si malgré les apparences le monde est le théâtre possible de la liberté. Je dis : voici mon lieu, je l’adopte ; je ne cède pas, j’acquiesce ; cela est bien ainsi ; car "toutes choses concourent au bien de ceux qui aiment Dieu, de ceux qui sont appelés selon son dessein" ». Pour Ricoeur, il s’agissait d’assumer « la contingence d’être né ainsi et non autrement. » « Oui à ma vie, que je n’ai point choisie, mais qui est la condition de tout choix possible. »
Paul Ricoeur et frère Roger discernaient l’un et l’autre un appel à créer à partir du réel. Et nous le savons : il y a une grande déperdition d’énergie dans le déni du réel. Dans un livre qui porte lui aussi un titre significatif, Fleurissent tes déserts, frère Roger écrivait : « Une voie d’Evangile où rencontrer le regard du Christ porte un nom : consentir. Consentir ses propres limites, celles de son intelligence, de sa foi, de ses capacités. Consentir aussi ses propres dons. Et naissent les fortes créations » (p. 120).
Pour frère Roger, la confiance était à ce point une réalité du Règne de Dieu qu’il lui arrivait à la fin de sa vie de modifier le passage de l’Évangile de Marc qui est dans notre Règle et qui fait partie de l’exhortation lue à la profession. C’est le texte que nous avons entendu il y a quelques instants : « Que tu dormes ou que tu veilles, la nuit et le jour, la semence germe et croît sans que tu saches comment » (Mc 4, 26-29). Je ne tenterai pas de défendre la modification introduite par frère Roger, mais ce qu’il propose est révélateur et riche d’un enseignement qui peut nous être utile. Voici le texte modifié : « Que tu dormes ou que tu veilles, la nuit et le jour, le désir de la confiance en Dieu et en tes frères croît et s’élargit sans que tu saches comment. » Ce n’est pas explicite, mais on peut comprendre à partir de cette formulation que dans la pensée de frère Roger le Royaume n’est pas tellement un lieu où nous irions après notre mort ou encore la promesse qui se réalisera à la fin des temps (même si c’est bien sûr aussi cela), mais le Royaume est là quand Dieu règne, quand ce n’est plus la peur qui règne ou la méfiance, mais la confiance, ou, si l’on veut, la vie de l’Esprit Saint en nous. Certains Pères de l’Église connaissaient d’ailleurs une variante du Notre Père dans l’Évangile de Luc qui les poussait à réfléchir de cette façon. Ils lisaient non pas « Que ton Règne vienne », mais « Que ton Esprit vienne » (Maxime le Confesseur et avant lui Grégoire de Nysse). Et notre chant de Taizé « The Kingdom of God » va dans le même sens, reprenant le verset de l’Épître aux Romains « le Règne de Dieu est justice, paix et joie dans l’Esprit Saint. » (Romains 14 18) et en y ajoutant ces mots de frère Roger, « Ouvre en nous les portes de ton Royaume. »
Par notre confiance, non pas la confiance parfaite, inaccessible et idéalisée, mais la pauvre confiance dont nous sommes capables et qui nous est offerte, celle qui ne demande qu’à se déployer, le Règne de Dieu s’approche de nous.