"Nos mamans ont travaillé toute leur vie comme femmes de ménage, nous avons grandi à Khayelitsha, le plus grand township noir du Cap et nous commençons maintenant des carrières de cadres… Au fond, nous sommes un peuple paisible et joyeux. Nous aimons tourner même les pires nouvelles en plaisanteries. Les leaders qui claironnent des appels à la révolte sont des démagogues animés par des calculs politiques, nous ne sommes pas dupes de leur jeu. " Chumani Bontsa, inspecteur des pêches, livre l’état d’esprit d’un petit groupe de jeunes professionnels. Cette vision des choses reflète l’avis d’une partie de la génération de citoyens noirs qui ont grandi après la fin de l’apartheid. Des jeunes adultes ont cru au changement et pris en main leur vie. Les portes des universités se sont largement ouvertes, une politique de recrutement préférentiel leur a permis l’accès à l’emploi, des milliers de logements ont été construits... L’effort a été considérable.
Cela contraste avec le tableau souvent dramatique livré par les médias du pays qui égrènent un quotidien de violences, de scandales de corruption, de disputes politiques… Il est vrai qu’avec une disparité entre riches et pauvres parmi les plus grandes au monde, un taux de criminalité également très élevé, une gouvernance qui se cherche, les défis sont encore nombreux pour l’Afrique du Sud. Certains posent la question : 25 ans après la fin de l’apartheid, la fabrique de l’intégration serait-elle en panne ? Il n’y a plus de combat commun. Le grand travail de la Commission Vérité et Réconciliation n’est pas allé jusqu’à la réparation pourtant attendue par beaucoup. Les problèmes et les souffrances se télescopent et s’entrelacent : esclavage, déracinement, ségrégation, exploitation, différentiel de développement, défis de la gouvernance dans une jeune démocratie dont les responsables manquent d’expérience, inquiétudes face aux incertitudes économiques et à la fermeture de plusieurs mines...
La réalité sociale dans l’agglomération du Cap est emblématique de celle du pays. La lenteur des évolutions et les disparités économiques font que les différentes communautés résident toujours à part les unes des autres. Les écoles, les églises, les distractions sont cloisonnées. La pratique du sport, de la musique se font souvent en parallèle… Le Cap est une mosaïque dont chaque pièce atteste une part des rencontres ratées qui ont émaillé l’histoire des peuples. La revendication de la terre et d’une identité cristallise le réveil des peuples premiers, les Koï, les San, chassés sans ménagement. Les Colored (métis) qui constituent plus de 50 % de la population de la province du Cap, sont descendants des esclaves amenés par bateaux depuis l’Asie ou l’Afrique (Madagascar, Indonésie, Angola, Mozambique actuels). Ils ont été déracinés une seconde fois quand ils ont été déplacés de force par le Group Area Act de 1950 et qu’ils ont vu leurs maisons détruites. Les Xhosas continuent à débarquer par milliers des campagnes de la province du Cap Oriental, des anciens bantoustans du Transkei et du Ciskei à la recherche d’un emploi... Il y a aussi les très nombreux réfugiés et immigrés de toute l’Afrique dont l’errance et les rêves viennent s’échouer à la pointe du continent et qui survivent comme ils peuvent dans le secteur informel. Ils sont accusés de tous les trafics et de prendre le travail des jeunes locaux en étant moins exigeants sur les salaires. Ils sont parfois victimes de pogroms. Au Cap, les descendants des Afrikaners résident sur les collines nord, les collines sud sont la résidence des descendants des Britanniques, les Cape flats, immense zone de dunes au milieu, sont recouvertes par les Townships où habitent métis et noirs.
Au-delà des séquelles du système de l’apartheid, cela reflète une disparité de communautés humaines habitées par différents modes de pensée, différentes visions du monde, différents modes de relations avec les autres. On trouve toute une palette. Il y a d’un côté ceux qui ont tout juste quitté le village et son cadre complexe et conservateur de culture du chef, de l’autorité des anciens, des coutumes, des rites pour l’initiation, des négociations pour la dot, les funérailles… Ce système assure une stabilité et des solidarités claniques et familiales. À l’autre extrême, on trouve ceux qui ont grandi dans un environnement sécularisé, individualisé, travaillé par des remises en questions continuelles et l’exploration de tous les possibles. Les lieux de rencontre et d’intégration sont étroits : l’Université, l’art et la musique, le sport… Beaucoup s’accordent pour confesser : « Soit nous réussissons ensemble, soit nous explosons ensemble ! »
Un don de l’Afrique du Sud sont les questions qu’elle nous renvoie. Cette humanité profondément meurtrie, morcelée, fracturée, angoissée, habitée par toute sorte de tensions centrifuges, nous pose la question : Où est la fabrique du sens moral dans les personnes et les sociétés ? Où est la fabrique de l’unité, du sens de la dignité et de la valeur unique de chaque être humain ? La réponse n’est pas à chercher dans des livres ou des conférences, mais dans les personnes qui de l’intérieur même de cette situation avancent, aiment et servent la vie, la donnent, la soignent, la réparent, y croient. Mettre en évidence de telles personnes est donc essentiel pour soutenir l’espérance parmi les jeunes générations.
C’est là que nous devons chercher les diamants les plus précieux de l’Afrique du Sud : dans des personnes qui attestent la générosité du cœur humain. Nous pouvons nous désoler des fractures, des égoïsmes, mais n’oublions pas de reconnaître la remarquable capacité de cohabiter des différents groupes et la résilience de ceux qui ont pu traverser les épreuves.
Malgré les tentatives de dénigrement et des critiques sévères qui lui sont adressées, la figure de Mandela demeure une référence. Sa double formation - traditionnelle reçue au village et universitaire, par ses études de droit -, les 27 années de prison qui n’ont entamé ni sa foi en Dieu ni sa confiance en l’être humain, ont mûri une sagesse qui lui a permis d’incarner les aspirations des uns et de désamorcer les peurs des autres dans la marche vers la fin de l’apartheid et la conduite d’une toute jeune démocratie.
Le pèlerinage de confiance de septembre prochain sera une occasion de découvrir les Nelson Mandela d’aujourd’hui. Il y a un nombre considérable d’initiatives, de fondations, d’ONG, portant des projets de solidarité ou de développement. Les initiatives individuelles sont également sources d’admiration.
Monsieur et madame September, vivent d’une modeste retraite à Athlone à l’entrée des Cape Flats. Ils cuisinent deux fois par semaine et distribuent une marmite de nourriture sur le trottoir devant chez eux et offrent une assiette chaude aux plus nécessiteux.
Monsieur Matthew Kotze, ancien de la rue, est responsable du foyer ‘’Loaves and Fishes’’ à Salt River. Il consacre toute son énergie, sa patience et son expérience à l’accueil et la réinsertion de marginaux.
Le pasteur De la Harpe se présente lui-même comme un raciste converti. Le 25 décembre à Bloemfontein, dans le jardin de l’église réformée des Deux Clochers, il coordonnait avec une trentaine de volontaires de toutes les communautés un repas de Noël pour 500 pauvres qui sont repartis chacun avec un sac de provisions.
Dans ce contexte, l’invitation à traverser les barrières pour vivre la fraternité, partager l’espérance, aller ensemble à la source de la communion, est pertinente. La célébration ensemble d’un seul Dieu dans la louange et le silence, peut dégager le possible d’une fraternité renouvelée.
Cela encourage l’effort de notre petite équipe engagée sur le terrain pour préparer le rendez-vous de septembre prochain. Nous attendons 7-8000 jeunes adultes de tout le pays et d’au-delà. Des groupes de Côte d’Ivoire, du Kenya, de Tanzanie, d’Ouganda, de Zambie, de Madagascar ainsi que des pays limitrophes de l’Afrique du Sud, s’annoncent. Les responsables des principales Églises ont uni leurs voix pour nous inviter et nous avons la possibilité unique de visiter et solliciter toutes les communautés, dans la diversité des origines, confessions, milieux sociaux... La sécularisation est souvent comparable à la situation en Europe occidentale, les jeunes adultes disparaissent des assemblées dominicales après leur confirmation. Ils n’ont pas non plus l’habitude de contribuer aux frais s’il s’agit d’une proposition émanant de l’Église. Les distances sont grandes pour rejoindre Le Cap. Mais beaucoup comprennent que la possibilité d’une telle rencontre œcuménique et internationale où toutes les communautés de la nation arc-en-ciel sont conviées, mais aussi sollicitées comme accueillants est une opportunité qui ne s’est encore jamais présentée pour leur région.
Après une première année de prise de contact, consacrée à découvrir la ville, à visiter les responsables et les communautés, le travail dans les paroisses destinées à accueillir commence à se concrétiser. La complexité de la société et l’ampleur des problèmes que nous découvrons nous gardent dans la prière et la foi. Nous pouvons prier dans l’église de Saint Bartholomew’s. Nous sommes souvent invités à des ‘’Taizé services’’… Réussir la rencontre, en donnant une place à chacun, en donnant la parole à chacun, réussir la rencontre en profondeur, dans l’hospitalité, la prière, est un enjeu qui va bien au-delà des solutions pratiques à trouver, des autorisations à obtenir, des partenaires et prestataires à trouver. Ce sera une contribution à faire célébrer et soutenir l’espérance qu’incarne déjà l’Afrique du Sud.