□ Quand avez-vous visité l’Estonie pour la première fois, et qu’est-ce qui vous a, alors, le plus touché ?
Lors de ma première visite en 1995, j’ai ressenti un sentiment d’émerveillement et de gratitude à l’égard de tous ceux que j’ai rencontrés. Émerveillement devant le courage, la détermination et la sagesse de ceux qui venaient de mener à bien la lutte pour l’indépendance. Et de la gratitude pour cet avènement tant attendu de la liberté. D’une certaine manière, j’assistais à un tournant de l’histoire européenne ! Reconnaissance aussi pour ceux qui ont continué dans la foi et l’espérance à servir le Christ et son Église, contre la volonté d’un régime répressif. J’ai pu rencontrer Toomas Paul, plus tard Madis Oviir et tant d’autres, dont beaucoup d’humbles croyants qui, pendant des décennies, ont fidèlement porté les dons de la foi, le sens de la beauté et l’amour de leur peuple et de leur culture...
□ Vous avez accueilli pendant de nombreuses années les participants estoniens aux rencontres de jeunes à Taizé et dans diverses villes d’Europe, vous leur avez plusieurs fois rendu visite. Comment voyez-vous l’évolution de la société en Estonie ces dernières décennies ?
Lingköping, Wroclaw, Prague, Vienne, Paris, mais aussi la petite colline de Taizé en Bourgogne... Dans les années 1990, les Estoniens, comme les autres peuples pris dans l’étau soviétique, sont venus nombreux, par milliers, à la rencontre des autres Européens. Proportionnellement à leur population, les Estoniens étaient souvent les plus nombreux à participer à ces rencontres. Il y avait un grand élan, de l’énergie et de la joie. Beaucoup de ceux qui ont participé à l’époque sont aujourd’hui parents et peut-être même grands-parents ! Cela signifie d’ailleurs que le nom de Taizé est connu en Estonie, même en dehors des milieux d’Église, et cela nous laisse espérer que ces personnes ouvriront leurs portes aux pèlerins qui viendront à la fin du mois de décembre. Seront-ils prêts à être généreux dans leur hospitalité et à refléter ce qu’ils ont eux-mêmes reçu ?
Après cette période quelque peu euphorique, le pays a entrepris un énorme effort pour développer ses infrastructures, renouveler ses institutions et intégrer l’Europe. Le passage d’un monde soviétique, somme toute assez statique, à un environnement ouvert, complexe, compétitif et traversé de nombreuses tensions a suscité des interrogations. La route a dû être inventée avec beaucoup de créativité.
Certaines personnes qui s’étaient généreusement engagées dans le changement et la reconstruction de leur pays et de leur Église au début des années 1990 ont ressenti comme un échec leur incapacité à réaliser la restauration qui les avait inspirées. N’est-ce pas exactement la situation des disciples de Jésus au soir de sa mort ? Ils avaient perdu l’espoir d’obtenir un soutien populaire unanime et un changement institutionnel rapide. Et pourtant, c’est à ce moment-là que tout peut commencer pour ce petit groupe.
L’ouverture des frontières, la circulation des biens et des personnes ont multiplié les rencontres et les échanges. De nouvelles influences ont modifié les représentations existantes. En particulier, le phénomène du déclin de la religion. Des siècles d’immenses développements scientifiques et technologiques, la fin de la ruralité et les conflits mondiaux ont accéléré l’avènement d’un vivre ensemble qui fonctionne sans la clé de la religion. Dans ce contexte, il ne s’agit plus pour les croyants de résister à un pouvoir oppresseur ou à une idéologie.
Les changements de mode de vie se font par capillarité, ils sont indissociables des nouvelles libertés, des facilités de déplacement et de communication... Le défi, que nous partageons largement dans toute l’Europe, est d’intégrer une nouvelle culture, d’adopter un mode de vie transformé dans une société dont personne ne peut arrêter le mouvement. Il s’agit de faire preuve de discernement, c’est-à-dire de reconnaître tout ce qui peut alléger la souffrance et le travail, et d’assurer l’égalité d’accès aux nouvelles ressources et institutions. C’est aussi rappeler, à temps et à contre-temps, que les petits de la société - enfants, malades, étrangers, personnes en fin de vie - ne sont pas un fardeau inerte, mais des personnes qui peuvent nous aider à grandir en humanité. Mais cela nous appelle aussi à inventer un nouveau langage pour inviter à faire l’expérience d’une paix et d’une joie qui dépassent toutes les espérances.
Dieu ne nous abandonne pas. Jésus est présent là où deux ou trois sont réunis en son nom. Il nous offre sa Parole. Il nous interpelle à travers le pauvre, le prisonnier, l’étranger... Si nous voulons vraiment vivre l’aventure que le Christ nous propose, allons à sa rencontre ! Sa lumière brillera à travers nos fragilités, et nos faiblesses ne feront pas obstacle au rayonnement de son Esprit...
□ Quels indices soutiennent l’espérance de l’Évangile pour aujourd’hui ?
En Estonie, comme dans le reste de l’Europe, ne sommes-nous pas face à une opportunité qui ne s’est pas présentée depuis le IVe siècle, lorsque l’empereur Constantin décida de faire du christianisme la religion d’État, ouvrant ainsi la voie à toutes ses instrumentalisations ? Le Christ n’est pas venu pour créer une nouvelle religion, mais pour offrir une communion à tous, sans exception. Nous avons là une espérance inépuisable de paix et de justice. Aujourd’hui, les Églises ont laissé leurs prétentions à des privilèges. Elles sont ramenées à l’humilité et conduite à collaborer entre elles. Les croyants sont plus que jamais sensibles à l’urgence d’un progrès visible vers l’unité des chrétiens.
Beaucoup ont pris conscience des défis qui dépassent nos frontières nationales. Nous devons travailler ensemble pour réduire les inégalités de développement et les injustices qui sont sources de frustrations et de tensions, pour sortir des millions de familles des camps de réfugiés où elles sont parquées, tirer des multitudes d’enfants de la rue où ils sont laissés à la merci des abus et de la violence, améliorer le gouvernement des peuples et celui des organisations internationales au service d’une vie bonne pour tous, pour anticiper les effets de la crise climatique sur les plus vulnérables, pour protéger la biodiversité, pour réduire les pollutions... Il y a tant à faire, mais aussi tant d’espoir !
□ Du 28 décembre au 1er janvier 2025, 4000 jeunes européens se réuniront à Tallinn pour un Pèlerinage de confiance. De quoi s’agit-il ?
Au cœur de l’hiver, ces jeunes adultes quitteront leur maison et leur famille, se mettront en route, franchiront plusieurs frontières pour rencontrer de nouvelles personnes, faire l’expérience de l’hospitalité et partager leur vie. Sortir de sa zone de confort requiert cette capacité à faire confiance. Cela élargit l’horizon. C’est ce que les croyants appellent la foi. Depuis Abraham, le « père des croyants », les êtres humains ont fait l’expérience que la foi peut ouvrir l’existence à de nouvelles perspectives et porter des fruits pour soi et pour les autres... C’est cette même expérience qui est au cœur du Pèlerinage de confiance de décembre.
□ Les participants à ce voyage de confiance seront accueillis par des familles locales. Pourquoi est-ce si important ?
L’hospitalité est une double aventure qui permet de franchir d’autres barrières : Le visiteur frappe à la porte : « Me voici. J’espère que vous n’avez pas peur de moi et que vous avez de la place pour moi sous votre toit et du temps pour parler et partager ». L’hôte ouvre sa porte, sa table, son espace familial privé, son cœur : « Nous vous attendons. Nous sommes reconnaissants que vous nous rendiez visite de si loin. » Offrir sa présence est la première étape d’une relation où se révèlent l’attente et la disponibilité. Ce n’est pas après avoir rencontré quelqu’un que je décide de lui accorder ou non ma confiance. Cette entrée en matière ne repose pas sur des éléments élaborés comme le discours, mais sur une intuition, la reconnaissance implicite d’une humanité partagée.
□ Trois fois par jour, les participants se réuniront pour prier ensemble avec des chants répétitifs, le silence, la méditation de versets bibliques, pourquoi ?
Pour les croyants, la prière est une autre dimension du même chemin de confiance, sa dimension la plus intérieure. Il s’agit de laisser son cœur se rendre disponible, s’ouvrir à une présence qui nous dépasse, qui dépasse notre intelligence ou nos sentiments... Cette connexion permet à la vie de jaillir dans sa nouveauté. Elle déclenche une gratitude et alimente notre générosité. Partager ce voyage dans une prière commune nous fait prendre conscience que nous pouvons être profondément connectés dans la diversité de nos cultures et de nos personnalités. C’est un solide espoir que nous pourrons construire des relations de paix...
□ Quelles sont les ressources spécifiques que les Estoniens peuvent partager avec les autres ?
Les Estoniens ont une vie intérieure intense. Elle trouve une certaine expression dans la relation avec la belle nature qui les entoure. À l’approche de l’été, ils aspirent à s’immerger à nouveau dans un environnement naturel. Ce lien avec la création nourrit un sentiment d’émerveillement et de gratitude. Il leur procure de la joie. Être à la fois la nation la plus numérique et pouvoir partager son territoire avec des ours et des loups, ce n’est pas courant aujourd’hui !
Les Estoniens ont enraciné leur identité commune dans le fait de chanter ensemble. Chanter, c’est créer de la beauté avec son souffle et sa voix, un organe du corps. Créer de la beauté ensemble est considéré comme un appel commun à rendre la vie belle.
L’Estonie est l’une des plus petites nations d’Europe. Un peuple qui vit aux marges du continent et qui est conscient de n’avoir jamais pesé sur l’échiquier des nations. Les Estoniens portent encore dans leur conscience collective le souvenir du servage. Ils chérissent leur indépendance acquise en 1918, puis une seconde fois le 20 août 1991. Ils portent les cicatrices causées par les guerres, les déportations soviétiques et les persécutions. Leurs ancêtres ont été victimes d’injustices qui n’ont jamais été reconnues par leurs auteurs, et encore moins réparées.
L’histoire dramatique du XXe siècle fait prendre conscience aux Estoniens du don de la vie et de la responsabilité qui nous incombe. Certains, revenus d’un exil inhumain, ont montré que, dans leur cœur, ils étaient libres de la violence et prêts à poursuivre une vie au service des autres. La révolution chantante qui a apporté des changements majeurs sans effusion de sang est une réalisation unique dans l’histoire de l’humanité.
À la suite de la politique de russification forcée des années 1960 et 1970, 300 000 citoyens estoniens, et donc européens, parlent aujourd’hui le russe. Ils peuvent dire à leurs cousins et amis de l’autre côté de la frontière que l’Estonie est un endroit où il fait bon vivre et que leurs droits sont respectés.
Depuis 2022, l’Estonie a également accueilli le plus grand nombre de réfugiés ukrainiens par rapport à sa population.
□ Qui sont ces personnes d’espérance que les participants rencontreront au cours de la matinée dans les communautés d’accueil ?
Ce sont tous ceux qui se trouvent eux-mêmes en vivant pour les autres, d’une manière ou d’une autre : une infirmière ou un enseignant qui se mettent au service des autres avec toutes leurs compétences. Ce peut être quelqu’un qui aide à reconstruire des vies brisées, quelqu’un qui a gardé la foi à travers les épreuves d’une vie ou qui a choisi de servir l’Église ou les pauvres ; quelqu’un qui embellit la vie des autres par sa création artistique ou qui crée des emplois pour les jeunes dans son entreprise...
□ Quel est le lien entre le pèlerinage de confiance et la construction européenne ?
Alors que la tentation du repli sur les identités nationales et les logiques populistes perdure en Europe, que la guerre ravage de vastes régions de l’Ukraine mais aussi toute une génération de jeunes sur notre continent, nous sommes invités à Tallinn pour nous tenir humblement en silence devant Celui qui a vaincu la haine, qui nous tend la main à travers toutes les portes fermées. Nous sommes invités à nous remettre en route vers celui qui est la source de la paix, qui libère nos cœurs et nous offre un roc sur lequel construire cette paix entre nous.
Nous sommes attendus à Tallinn pour contribuer à ouvrir un espace sûr de rencontres fraternelles et d’amitié, pour nourrir chez ceux qui nous rejoindront la joie et le désir de construire en Europe une communauté plus humaine et plus juste, ouverte sur le monde et ses nombreux défis.
□ Qu’aimeriez-vous dire aux Estoniens à propos de ce pèlerinage de confiance ?
Les jeunes visiteurs qui convergeront fin décembre seront ravis de découvrir le charme de la vieille ville, la créativité bouillonnante de Telliskivi ou la silhouette de Tallinn dans les jeux de lumière entre ciel et mer depuis la plage de Pirita. Mais au-delà, ce qui les intéresse, c’est de rencontrer des personnes et de découvrir le pays, sa culture et ses espoirs à travers des relations personnelles. Pour que cela soit possible, il faut que les Estoniens soient là ! Les dates ne sont pas faciles, car les gens ont l’habitude de fêter le début de la nouvelle année en famille ou entre amis. Ouvrir sa maison à des étrangers à ce moment-là, c’est vraiment partager la partie la plus intime de soi-même, c’est un véritable engagement. C’est pourquoi cette hospitalité, cette disponibilité, est si précieuse et constitue une marque de confiance qui permettra aux visiteurs de se sentir les bienvenus.
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